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L'Eglise Aristotelicienne Romaine The Roman and Aristotelic Church Forum RP de l'Eglise Aristotelicienne du jeu en ligne RR Forum RP for the Aristotelic Church of the RK online game 
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uriel

Inscrit le: 31 Jan 2009 Messages: 3740
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Posté le: Jeu Fév 27, 2025 9:53 pm Sujet du message: |
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L'obscurité avait englouti depuis quelque temps déjà les dernières lueurs du jour. La nuit avançait inexorablement dans sa lutte contre la clarté, et en cette saison où elle régnait en maître, elle savait pourtant qu’elle finirait par céder du terrain, jour après jour, dans l’éternel cycle du temps.
Uriel écoutait le jeune cardinal. Il retrouvait dans ses paroles un écho lointain, une réminiscence de son propre passé, plus de dix ans auparavant. Il comprenait ce doute qui étreignait Adelène, ce poids qui alourdissait chaque réflexion. Chacun réagissait différemment face à la désillusion, mais il en connaissait les affres.
Ainsi donc, vous voilà arrivé là où j’étais il y a plus de dix années... Je ne peux que compatir à votre désarroi. Chaque jour qui passe, chaque pas devient plus lourd.
Il laissa planer un silence, léger dans le temps mais d'une densité presque tangible, comme si l’instant suspendu s’étirait à l’infini. Une chouette hulula au loin, brisant cette quiétude, marquant le début du règne nocturne. Il reprit alors, d’un ton plus mesuré :
Mais à la différence de ce que j’étais, vous êtes idéaliste. Et en cet instant précis, vous avez encore des choses à accomplir. Cette abbaye, par exemple... Il me semble que, par votre engagement, par ce projet fort louable, vous avez d'ailleurs trouvé un juste équilibre entre idéalisme et pragmatisme.
Un sourire fugace éclaira son visage, à peine révélé par la lumière naissante de la lune.
C’est cela qui m’a manqué à l’époque. Oui...
Il baissa les yeux un instant, comme pour peser ses propres paroles, puis releva la tête :
Quant au contrôle, aux interdits... tout cela n’est qu’illusion. En vérité, il n’y a de pouvoir que celui que l’on consent à accorder. Sinon... quoi ? Mettre sous interdit ? Excommunier ? Sans vouloir manquer de respect, ce sont là des prérogatives futiles. Car, au final, nous les humains, ne sommes simplement pas aptes à juger les nôtres. Beaucoup perdent de vue ceci : qui peut décider du sort d’une âme, si ce n’est Dieu lui-même ? Lui seul peut réellement juger car Il est Omniscient.
Le ton était posé et neutre, sans colère, aucun mot n'avait été plus appuyé qu'un autre. Il marqua alors une pause, laissant ses pensées s’épanouir un instant dans l’air nocturne.
J'espère ne pas vous avoir choqué avec mes dernières paroles un peu incisives.
Mes plus belles années furent celles où j’étais diacre itinérant. Aller à la rencontre des gens, écouter les âmes, édifier les séminaristes... Des actions simples, mais porteuses d’un véritable éclat, d’une lumière qui réchauffait les cœurs et ravivait la flamme de la félicité en chacun.
Mais il avait voulu aller trop loin. Il s’était heurté aux murs froids des institutions, aux formalités vaines, aux dogmes immuables.
J’ai pris un autre chemin, celui de l’éloignement. J’ai fait des choix, certes discutables, et me suis retiré du Monde connu, cherchant dans l’inconnu une forme d’apaisement ... que j'ai trouvé ....
Il tourna légèrement la tête vers Adelène et, d’une voix plus douce, ajouta :
Sachez que je suis heureux que votre flamme ne se soit pas éteinte. Qu’il vous reste encore cette force pour mener à bien votre projet.
Le voyageur s’inclina légèrement en guise de remerciement à l’invitation renouvelée du cardinal. Pour l’heure, il n’avait pas de réponse à donner. Il ne voulait pas s’engager, pas encore. Il savait que son éloignement du dogme aristotélicien l’avait rendu suspect aux yeux de certains, et que sa pensée pouvait être vue comme hétérodoxe. Pourtant, en y regardant bien, elle ne s’éloignait pas tant des préceptes fondamentaux. C’était leur finalité qui différait.
Avant de partir, je vous laisserai une copie du document, dit-il enfin. Ainsi, vous pourrez le conserver et en tirer vos propres conclusions. Étant un défenseur du Libre-Arbitre, n’y voyez aucune volonté de ma part de fomenter une sédition ou de vous placer dans une situation délicate. Prenez votre temps. Réfléchissez. Pesez le pour et le contre. Demandez conseil, si vous le pouvez.
Il marqua une dernière pause, puis conclut :
Je réfléchirai à votre proposition. Soyez-en certain.
Uriel leva les yeux vers le ciel, où les premières étoiles perçaient timidement le voile sombre. Il songea à ce qu’il aurait pu faire s’il n’était pas parti. À ce qu’il aurait pu éviter. Mais le passé demeurait inaltérable. Les choix qu’il avait faits l’avaient mené loin de la souffrance... et pourtant, en revenant, il s’était rendu compte qu’il en avait causé, sans le vouloir.
Il inspira profondément et se redressa.
Il était temps de revenir à l’essentiel.
Le Testament.
Retour à Alexandrie. |
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Adelene Cardinal


Inscrit le: 08 Juil 2020 Messages: 2802 Localisation: Villa Catena
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Posté le: Ven Fév 28, 2025 8:57 am Sujet du message: |
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Alors que son hôte se redressait, le Cardinal en fit de même et naturellement, mais d’un pas calme, les deux hommes s’avancèrent vers le bâtiment afin de se diriger vers la sortie. Le Cardinal avait laissé à la nuit tout son nécessaire de jardinier, jusqu’au panier avec son encas, que les fourmis honoreront durant la nuit. Il ne gardait que le parchemin que lui avait cédé Uriel.
Vos paroles ne me choquent pas. J’ai appris depuis longtemps à ne plus avoir peur du mystère. Le mystère s’apprécie tel quel, avec son lot d’inconnues et d’incompréhensions, ou bien il s’étudie, au risque de prendre des formes nouvelles, corrigées, un peu différentes de ce que les a priori nous avaient induits. Qu’est-ce donc que la Vérité ? L’inscription dans le marbre d’une idée dont on ne maîtrise pas la genèse, ou bien la genèse que l’on maîtriserait de toutes les idées ? Je suis résolument convaincu que l’étude théologique est le chemin vers la connaissance exacte et précise. C’est justement le principe fondateur de l’Ordre Grégorien, et la raison pour laquelle j’ai souhaité restaurer cette communauté.
Poussant la petite porte du jardin qui donnait sur le cloître, le Cardinal invita Uriel à entrer.
La seule raison pour laquelle ma flamme ne s’est pas éteinte… pas encore éteinte… c’est qu’il m’est donné de croiser des personnes comme vous, presque accidentellement, qui me donnent à espérer que je ne suis pas seul, à croire, à douter, à essayer, à imaginer que de grandes choses peuvent être accomplies. Car seul, je ne saurais imaginer aboutir à rien du tout.
Alors qu’ils marchaient dans le cloître, le Cardinal arrêta Uriel.
Mais il se fait tard… Songeriez-vous vraiment à reprendre le chemin dans l’obscurité ? Ne feriez-vous pas mieux de rester pour la nuit ? Vous profiteriez ainsi d’un repos salvateur et pourriez repartir demain au plein jour, en toute sécurité. Cela vous permettrait également d’assister à la cérémonie de consécration de l’abbaye, ainsi qu’à la prestation de serments des membres. Vous seriez ainsi témoin du réveil de ce rêve.
Après un silence, et accompagné d’un sourire :
Et qui sait, peut-être vous laisseriez-vous tenter à votre tour et… vous engager solennellement…
Alors que le frère Escabèche trainait la patte dans le cloître, portant un sacs de farine en direction des cuisine, le Cardinal l'interrompit.
Mon frère, voudriez-vous bien préparer une cellule pour notre hôte ? Et veiller à ce qu'il ne manque de rien ? _________________
Son Éminence Adelène de Kermabon - Cardinal de Saint Nicomaque de l'Esquilin - Archevêque de Bordeaux |
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uriel

Inscrit le: 31 Jan 2009 Messages: 3740
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Posté le: Ven Fév 28, 2025 9:21 pm Sujet du message: |
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Eût-il eu ce genre de discussion dix ans plus tôt, son destin en eût été modifié. Mais ce qui était fait était fait, et nul ne pouvait plus rien y changer. Uriel n'était plus le même, pour le meilleur selon certains, pour le pire selon d'autres—tout dépendait du regard porté sur lui, de cette "vérité" toujours sujette à interprétation.
Il écouta le cardinal et acquiesça. Le Dogme, après tout, n'était que des textes écrits par des hommes, pour des hommes. Fallait-il les prendre pour parole du Livre des Vertus ou bien n’étaient-ils qu’un reflet, déformé au fil des siècles, de la Vérité première ? En revanche, les écrits d'Aristote, eux, lui semblaient plus proches de la pensée du Sage, malgré les inévitables erreurs de traduction et de recopie.
Ce qui le rassura néanmoins, c’était la teneur même des paroles d’Adelène, car les siennes glissaient parfois sur le fil du rasoir de l’hérésie, il n'aurait guère été troublé d’être accusé d’hérétique ... Mais il eût été dommage de s'arrêter à un simple procès d’intention. Lui-même n’avait jamais fui ces discussions, pourvu qu’elles fussent constructives.
Était-il convaincu que l’étude théologique fût la seule voie vers la connaissance ? Non. Mais il fallait bien commencer quelque part, et à n’en point douter, elle avait une importance capitale. Soit, c'était un autre débat, qui n’avait pas sa place ici.
Ils s'avancèrent vers le cloître, où l'air était plus doux, protégé des vents froids de la nuit.
Sachez que je suis heureux que notre échange vous soit aussi profitable qu'à moi. Le hasard fait parfois bien les choses... D’un simple courrier sur un disparu, nous voici à disserter sur les mystères du Monde. Parfois, le destin est extraordinaire.
Il marqua une pause, observant les ombres qui dansaient sous la lumière vacillante des torches.
Une fois encore, je partage votre avis. J’ai toujours cru que chacun peut accomplir de grandes choses, pour peu qu’il en ait la volonté… et l'opportunité.
Bien qu’il ne redoutât ni la nuit ni la route nocturne, il n’allait pas refuser l’invitation du cardinal.
Fort bien, je vous remercie de m’accueillir cette nuit. Je resterai également demain pour la consécration. À vrai dire, ce sera une première pour moi : si j’ai déjà assisté et procédé à des consécrations de chapelles, cela n’a rien de comparable. Ici, c’est un lieu de vie.
Ils croisèrent le frère Escabèche, qu’Uriel salua avant de le remercier d’un signe de tête. Alors qu’ils allaient emboîter le pas au vieillard, Le voyageur posa une main sur le bras du cardinal, l’invitant à ralentir.
Parce que vous m'avez offert l'hospitalité, je vais être transparent avec vous. Car en vérité, je ne crains pas grand-chose, même de nuit... je ne voyage jamais seul.
Sans regarder autour de lui, il murmura quelques mots, que le cardinal comprendrait peut-être. Sinon, il lui traduirait.
* يا أخي، يمكنك أن تكشف عن ذاتك، فالكاردينالُ رجلٌ صالحٌ، ولا أخشى بأسًا في هذا الموضع. سنبيتُ الليلةَ هاهنا، فخذ أنت المضجعَ بينما أغرقُ في التأمل
Un bruit sourd se fit entendre, comme si quelque chose venait de tomber du toit. Une ombre se détacha lentement du néant, glissant dans la lueur pâle de la lune. Il ne fit aucun bruit, pas même le froissement d’une étoffe. Seuls ses yeux, sombres et perçants, reflétaient la lumière, comme deux éclats d’acier dans la nuit.
La silhouette était drapée dans un long manteau sombre, dont les pans, usés par les voyages, se fondaient dans l’obscurité du cloître. Sous le tissu, son corps semblait tendu, prêt à se mouvoir avec la fluidité d’un fauve. Lorsqu’il fit un pas en avant, Uriel remarqua, comme toujours, l’absence totale de son dans sa démarche.
N'ayez absolument aucune crainte, Éminence. Il s'agit d'un ami, d'un frère. Il vient avec moi partout ... croyez bien que le bruit qu'il a fait en descendant du toit était voulu ...
L’étrange individu inclina légèrement la tête en guise de salut, sans un mot. Le vent nocturne souleva brièvement un pan de son vêtement, laissant entrevoir une lame finement incurvée, accrochée à sa ceinture. Une arme bien entretenue, au manche orné d’arabesques subtiles, presque invisibles dans l’ombre.
Il y a peu de chances que vos sœurs et frères de l'Ordre le remarquent… mais sait-on jamais. S'ils vous disent avoir vu un fantôme, vous saurez de quoi il retourne.
Un instant, l'homme aux yeux de nuit croisa le regard du cardinal. Son expression restait impassible, mais une intelligence acérée y brûlait, comme celle d’un homme habitué à observer dans le silence, à analyser, à jauger. Puis il se recula d’un pas, retournant dans l’obscurité du cloître, ne laissant derrière lui que la sensation de sa présence.
Uriel laissa un silence s’installer avant de reprendre d’une voix plus basse :
À Alexandrie, je lui ai sauvé la vie, alors même que je croyais perdre la mienne, frappé d’une affliction mortelle. J'utilisai mes dernières forces pour le remettre sur pied, pensant alors que cette action serait mon ultime don à autrui. Depuis, il me suit ... ou me précède, malgré mes injonctions à poursuivre son propre chemin. Il estime que sa dette n’est pas payée, bien qu’il l’ait honorée mille fois.
C’est grâce à lui que j’ai pu poursuivre mes voyages : d’abord vers le Sanctuaire Taurin, puis jusqu’à Boukhara, sur les chemins qu'emprunta de Marco Polo, avant de partir pour Khitaï **… et enfin, bien plus tard, pour le Pays de Bod ***, où j’ai passé tant d’années dans les monastères de l'Himalaya.
Un sourire fugace effleura ses lèvres. Il aurait pu parler de ces contrées et de ses périples des heures durant, mais le cardinal devait se reposer.
Mais il se peut que vous soyiez fatigué.
Si je vous raconte la suite, je n’aurai pas terminé avant le chant du coq.
* Mon Frère
Tu peux te révéler
le Cardinal est un homme de bien
Je ne risque rien ici
Nous allons passer la nuit en ces lieux
Prends la couche pendant que je serai en méditation.
** Khitaï = Chine
*** Pays de Bod = Tibet ; Himalaya = Demeure des neiges |
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Adelene Cardinal


Inscrit le: 08 Juil 2020 Messages: 2802 Localisation: Villa Catena
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Posté le: Sam Mar 01, 2025 10:37 am Sujet du message: |
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Quelques mots prononcés dans une langue inconnue, et voilà qu’une ombre tombe du ciel. Le cœur du Cardinal fit un bond. L’aurait-on conduit tout droit dans une embuscade ? Les pensées fusaient. C’était évident : l’affaire avait dû être orchestrée par cette vieille carne écervelée de préfète du Chapitre romain, qui rôdait depuis plusieurs jours autour de Seclin. Que faire ? Appeler le frère Escabèche à la rescousse ? Le pauvre vieux ne servirait, au mieux, que de témoin. Uriel tenta de rassurer le Cardinal, mais le cœur de ce dernier battait trop vite pour qu’un peu de raison puisse s’installer dans son esprit. Alors, il porta la main à sa ceinture. Il portait toujours, sous l’habit, une dague, depuis qu’il avait été violemment attaqué par des Angevins. Malheureusement, il n’avait jamais eu l’occasion de l’utiliser, et il commençait à douter de l’utilité de ce lien qui trahissait son vœu de non-port d’armes. Lorsque l’ombre tombée du ciel dégaina une lame, il comprit qu’il serait vain de résister.
Puis ses craintes se dissipèrent grâce à Uriel, bien qu’il fût certain que la nuit serait agitée.
Voici une forme… disons… d’apparition spectaculaire. Je dirai au frère Escabèche que, désormais, il ne suffit plus de regarder à travers l’œilleton quand on frappe à la porte, mais qu’il convient aussi de scruter le ciel…
Avec tant d’adrénaline, comment espérer trouver le moindre sommeil ? Aussi, le Recteur désigna son bureau d’un geste de la main. La porte en était fermée, sans quoi on y aurait remarqué le petit âtre maintenu en flamme, ainsi que deux chaises confortables qui semblaient n’attendre que deux paires de fesses pour une conversation au coin du feu.
Eh bien, je dois vous confesser que le sommeil n’est pas mon allié. Et j’aurais grand plaisir à entendre le récit de vos voyages, si toutefois vous peinez, vous aussi, à trouver le sommeil.
Chaque soir, le Cardinal avait besoin de quelques rasades d’hypocras pour trouver un peu d’apaisement et s’endormir. Il ne mentionnerait rien de tout cela. Mais, dans l’intimité de son bureau, il pourrait offrir un verre, voire plusieurs, à son hôte. Car l’hypocras y était conservé, non dans les réserves communes où seul le vin de table était stocké.
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Son Éminence Adelène de Kermabon - Cardinal de Saint Nicomaque de l'Esquilin - Archevêque de Bordeaux |
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uriel

Inscrit le: 31 Jan 2009 Messages: 3740
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Posté le: Dim Mar 02, 2025 1:35 pm Sujet du message: |
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Comment ne pas paniquer face à une ombre semblant surgir de nulle part ?
L'obscurité restait dans le cœur des humains, source de menace ; pourtant, il y avait souvent bien moins de risque la nuit que le jour.
Tel un digne descendant spirituel des ḥašašyīn, il savait soigner ses entrées. Lorsqu'il le pouvait, il devait avoir un sens inné du spectacle et de la mise en scène. Ses sorties étaient aussi efficaces, laissant planer un doute : ce qu'on venait de voir était-il réel, ou n'était-ce qu'une apparition fugace, engendrée par l'alcool ou d'éventuelles drogues affectant les sens ? Ce qui, bien entendu, n'était pas le cas, présentement. Enfin, le plus souvent, la durée de ses scènes – ou plutôt de son unique scène – durait à peine plus longtemps qu'un souffle, le dernier de sa victime, en général.
Cependant, l'héritier des Nizârites n'était pas ici pour ôter une vie. Uriel ne l'avait jamais vu procéder à ce genre de mise à mort – que le Destin l'en garde. Certes, il l'avait vu tuer des brigands, des voleurs, des animaux – comme ce chat géant dans les jungles indiennes – qui les avaient attaqués, avec une précision aussi mortelle qu'efficace.
Il sourit à la remarque du Cardinal et fut invité à pénétrer dans son bureau. À la confession du prélat, le voyageur hocha positivement la tête, car il était indéniable qu'il ne fallait pas dormir beaucoup quand on occupait une charge cléricale de cette envergure. Il le savait que trop bien.
S'inclinant respectueusement, il refusa l'hypocras, pourtant si délicieux avec ses épices au goût suave et son parfum de miel et de cannelle, cette épice de luxe à cette époque.
Merci, Eminence, je n'ai déjà que trop abusé d'alcool tout à l'heure...
Abuser était peut-être un peu fort, puisque, au final, il n'avait bu qu'un seul verre.
Je ne prendrai que de l'eau. Quant au sommeil... je ne dors que très peu et ne souffrirai aucunement de passer un peu plus de temps avec vous, ce que je vous remercie de m'accorder.
Prenant place sur un siège de bonne facture, il s’imprégna de la chaleur réconfortante et de la lumière orangée du feu dans la cheminée, qui dansait dans un mouvement presque hypnotique. L’air était empli de l’odeur boisée du chêne qui crépitait dans le foyer, apportant une sensation de confort, mais aussi de vulnérabilité. Les ombres des meubles, longues et déformées, semblaient se fondre dans la pénombre des coins sombres de la pièce.
Bien...
... Ainsi, si je perdis confiance en l'Institution qu'est l'Église Aristotélicienne, ma Foi demeurait, elle, intacte ... mais ça n'allait pas durer ... . La lassitude m’avait gagné, la maladie avait fait son apparition sur mon corps encore jeune, sous la forme d'une lèpre non contagieuse, contractée lors de ma première visite à Alexandrie.
À l'époque, j'interprétai cela comme une épreuve, envoyée par l'Ombre, pour m'éloigner du Très-Haut. Ne voulant déranger personne, je renonçai – dans une lettre que vous avez peut-être lue – à l'intégralité de mes charges, titres et dignités. En effet, je n’en aurais plus besoin pour terminer ce voyage.
Il marqua une pause, se rappelant les courriers si amicaux qu'il avait reçus, empreints de remerciements et d'encouragements, mais aussi de tristesse et parfois de dépit. Ses pensées se dirigèrent alors vers la vue du port de la cité mamelouke, l'air salé et brumeux s'infiltrant dans ses narines, les vagues battant doucement les quais. Il revit les silhouettes des bateaux, leurs voiles gonflées par le vent, comme des ombres mouvantes sur l'eau.
J'eus le sentiment qu'il fallait que je retourne à Alexandrie, où tout avait commencé et où tout se finirait probablement* ... - et il n'entendit hélas aucune sirène qui chantait de mélodie** - . Mes amis m'emmenèrent, le cœur lourd, et comme un dernier cadeau, m’accompagnèrent dans mon vœu.
Affaibli, mourant, je pris les derniers jours pour visiter la ville, me reposant bien plus que je ne faisais réellement quelque chose. C’est alors que je trouvai cet homme, celui que vous avez aperçu tout à l’heure, furtivement. Il était blessé, mourant lui aussi. Grâce à quelques connaissances en médecine, je parvins miraculeusement à le transporter et à le soigner, prolongeant ainsi sa vie, tandis que la mienne s’évanouissait. Et c’est grâce à des baumes très efficaces, à sa volonté de fer et à sa flamme inextinguible qu’il fut vite remis sur pied.
Il se tut un instant, regardant ses mains. Toujours aussi surpris par ce qui se passa ensuite, les veines étaient désormais fines, presque invisibles, la peau lisse et sans marque, comme si tout ce qui l’avait forgé et subi avait été effacé en un souffle.
Il était temps que je parte... et je lui laissai ce que j'avais emporté.
Le voyageur tourna les yeux vers le sol, son esprit se noyant dans ses souvenirs. Il revivait chaque pas, chaque souffle, comme si tout cela avait eu lieu dans une autre vie, une autre existence.
Je rejoignis le désert, muni d'une tenue simple, d’une gourde et d'un bâton, pour disparaître dans son immensité. Perdu dans cet espace infini, je sombrai dans la confusion. J'errai quelques jours, jusqu’à ce qu’il ne me reste plus d’eau... Je perdis alors toute notion du temps. Je sombrai dans le néant avec cette pensée : "Enfin"...
Et ainsi tout se termina, sans douleur, sans souffrance, et dans la plénitude absolue ... La nuit, calme et sereine, le vide et le silence, comme une mer sans vagues. Puis, comme une lumière s’allumant dans l’obscurité, un point s’éclaira, s’intensifia, puis explosa en une multitude d’étoiles...
J’ouvris les yeux. Ma chambre était bercée par la lueur orangée d'un nouveau matin, les premiers rayons du soleil filtrant à travers les voilages, dessinant des motifs irréguliers sur les murs, comme des ombres vivantes.
... Qui étais-je ? Où était-je ? - à noter qu'il n'y avait pas d'étagère dans cette pièce ...
Étais-je encore lui ? Ou étais-je un autre ? Les picotements dans mes jambes et mes bras avaient disparu, et une étrange sensation de légèreté envahissait mon corps, comme si la vie elle-même avait fait place à quelque chose de plus… essentiel. Je portai ma main devant mes yeux et l’observai… Il n'y avait plus de traces de la maladie, ni de cicatrices, ni même des marques des engelures de Novgorod…
De ma vie passée, je ne me souvenais de rien. Avais-je existé un jour ?
* & ** : librement inspiré des Paroles de la chanson Alexandrie Alexandra par Claude Francois |
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Adelene Cardinal


Inscrit le: 08 Juil 2020 Messages: 2802 Localisation: Villa Catena
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Posté le: Sam Mar 22, 2025 9:22 am Sujet du message: |
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Le Cardinal, qui avait écouté avec attention, et stupeur aussi, avait commencé à se tortiller dans son fauteuil à l’évocation de la lèpre, un mal qu’il convenait sans doute, pour l’homme de foi qu’il était, de considérer comme moins dangereux que la lassitude dans la foi. Pourtant, cette maladie le terrifiait. Il écouta la suite du récit, plongé dans la contemplation, attentif aux moindres paroles du voyageur. Il se rendait compte que, même dans la piété la plus profonde, même dans les plus hauts rangs de l’Église, il était lui aussi, parfois, accablé par cette même lassitude spirituelle, ce vide qui engourdit l’âme.
Le Cardinal se pencha en avant, captivé par la suite du récit, qu’il prit le temps de digérer. Comment un homme pouvait-il, tout en étant au seuil de la mort, trouver un sens, un sens qui, étrangement, lui échappait pourtant chaque jour dans sa propre existence ? La philosophie offre mille façons d’interpréter un tel parcours. Mais ce n’était néanmoins pas ce qui, de prime abord, excitait le Cardinal, qui reprit.
Seriez-vous en train de me dire que vous avez fait l’expérience de la mort, et du retour à la vie, tel qu’il en est question dans le Livre de l’Éclipse ?
Il avait entendu bien des témoignages à ce sujet, mais certains étaient trop fantasques, d’autres très flous, voire obscurs. Il lui était très difficile d’avoir une vision claire sur le sujet, et l’occasion lui était visiblement donnée.
Dites-moi… s’agit-il de cette réincarnation proposée au mortel à l’heure de son trépas ? Avez-vous fait un tel choix ? Et si tel fut le cas, comment, depuis ce désert, vous êtes-vous retrouvé ici, je veux dire en Provence, du moins en Occident ?
S’il ne s’était contraint, il aurait pu assommer n’importe quel géant de ses questions. Il s’en tint à celles-ci pour l’heure. _________________
Son Éminence Adelène de Kermabon - Cardinal de Saint Nicomaque de l'Esquilin - Archevêque de Bordeaux |
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uriel

Inscrit le: 31 Jan 2009 Messages: 3740
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Posté le: Sam Mar 22, 2025 2:17 pm Sujet du message: |
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Uriel n’avait pas son pareil pour – bien humblement – captiver son auditoire, qu’il soit composé d’une ou de dix personnes. Il savait distiller ses paroles, glissant des détails là où il le fallait, jusqu’à satisfaire la curiosité de chacun. Son discours offrait une porte ouverte, laissant à ses interlocuteurs la liberté d’orienter la conversation selon leurs propres centres d’intérêt ou besoins de précision.
Notant que certains points semblaient avoir éveillé une attention particulière chez le Cardinal, il se garda bien de les devancer, attendant que l’ecclésiastique les formule de lui-même. Ce qui ne manqua pas d'arriver.
À sa première question, Uriel secoua doucement la tête.
Non, il ne s’agit pas de cette expérience … du moins, je ne le crois pas.
Il marqua une pause, réfléchissant.
Ceux avec qui j’ai pu échanger m’ont souvent raconté comment ils étaient passés de vie à trépas … avant de se retrouver, parfois on ne sait trop comment, dans le village le plus proche qu’ils avaient visité.
Je peux m'imaginer qu'ils sont récupérés par des voyageurs ou des patrouilles, afin qu'ils puissent être soignés et non laissés à la merci des animaux sauvages.
Il fronça légèrement les sourcils, cherchant dans sa mémoire un détail qui lui aurait échappé.
En toute vérité et honnêteté, je ne sais pas ce qui s’est passé. Si, au fil du temps, les souvenirs me sont revenus, jamais je n’ai réussi à comprendre ce qui s’était réellement produit. Je ne me rappelle pas avoir fait de choix ou rencontré qui que ce soit ou quoi que ce soit.
Un silence. Puis, d’un ton plus mesuré :
Je me suis simplement réveillé à Alexandrie, totalement guéri. Non seulement de cette maladie, mais aussi d’anciennes blessures et cicatrices. Rien ne semblait m’avoir affecté, ni le fléau qui m’avait frappé, ni même ce que subissent d’autres : ceux qui meurent au combat, de faim, ou d’inaction. Toutes les personnes ayant fait cette dernière expérience sont en général convalescents pendant 45 jours, peut-être moins grâce à certaines médications, mais en ce qui me concerne ..., j'étais prêt à repartir, dès mon réveil !
Ses doigts effleurèrent inconsciemment son poignet, où une vieille cicatrice aurait dû se trouver. Ce mystère l’avait toujours hanté. Plus tard, même ses tentatives d’introspection les plus profondes s’étaient heurtées à un mur : une pierre lisse et froide, scellant hermétiquement cette part de son existence.
Il releva la tête et esquissa un sourire fugace.
L’esprit humain est capable de grandes prouesses …
Il peut occulter, refouler, jusqu’à oublier des événements traumatisants. Peut-être ai-je été trouvé aux portes de la mort par une tribu de nomades qui m’a soigné avant de me déposer aux abords de la Cité du Désert … ce qui n'était pas très logique, car ils n'auraient pas pu le guérir en si peu de temps et encore moins effacer ses anciennes blessures - mais c'était la solution la plus plausible ... Ou bien ai-je mis la main sur l’une de ces lampes merveilleuses dont parlent les contes, et un génie aurait exaucé un souhait.
Son sourire s’élargit, teinté d’ironie. Mais il se reprit rapidement, plus sérieux :
Mon sombre ami, qui m’a retrouvé à Alexandrie, avait une autre hypothèse. Il m’a dit que j’avais peut-être croisé la route d’un ʻifrīt, un être supérieur de sa mythologie.
Il haussa légèrement les épaules.
En vérité, toutes les suppositions sont possibles, qu’elles soient d’ordre surnaturel ou relèvent d’un hasard inouï …
Et il fallait bien admettre que la chance l’avait toujours accompagné. Maintes fois, il avait frôlé la mort sans jamais véritablement l’affronter. Cet épisode de son existence – ou de sa mort, selon le point de vue – resterait pour toujours une énigme.
Son regard se posa sur le Cardinal, et sa voix se fit plus posée, presque absente :
Je suis désolé, Éminence. Je ne possède aucune réponse à votre questionnement. Certains mystères insondables nous échappent … et doivent peut-être rester impénétrables ... |
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Adelene Cardinal


Inscrit le: 08 Juil 2020 Messages: 2802 Localisation: Villa Catena
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Posté le: Sam Avr 19, 2025 8:39 pm Sujet du message: |
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Au récit qu’il venait d’entendre, quelque peu mystique, succédèrent les craquements du feu. Adelène, un temps muet, demeura là, le regard figé sur les braises, incapable de répondre. L’histoire qu’il venait de recevoir n’était pas seulement celle d’un homme revenu de la mort. C’était une mise à nu, un aveu sans défense, dénué de toute posture ecclésiastique ou rhétorique théologique. C’était le récit d’un homme dépouillé de tout, même de ses certitudes, et pourtant… debout. Vivant. Encore fait de chair et d’os. Du moins, c’était ce dont Adelène cherchait à se persuader. Il n’aurait rien eu contre l’idée de pincer le bras de son invité pour s’en assurer, mais le risque de se faire trucider par l’ombre noire était trop grand. Il s’abstint.
Il sentit sa gorge se serrer. Depuis combien de temps ses mains traçaient-elles les signes sacrés sans que son cœur y fût pleinement présent ? Prince de l’Église, il se sentait parfois plus éloigné de Dieu que les pécheurs qu’il confessait. Pourtant, sa foi demeurait intacte.
Il se redressa légèrement dans son fauteuil, laissant échapper un soupir discret. Ses doigts effleurèrent le rebord de son fauteuil, comme pour se rattacher au monde tangible. Mais son esprit vagabondait déjà, perdu entre souvenirs, prières muettes et une terreur intime.
Uriel, dit-il enfin, d’une voix plus grave qu’il ne l’aurait voulu, votre histoire me trouble plus que vous ne l’imaginiez. Je vous écoute, et je réalise à quel point ma propre foi a été… domestiquée. Civilisée. Peut-être trop.
Il mâchonna ses lèvres, faisant rouler nerveusement sa langue contre son palais, avant de reprendre :
Nous passons tant d’années à ordonner, à codifier, à construire des murs pour contenir l’indicible. Mais ce que vous me racontez, ce désert, cette disparition, cette guérison c’est l’irruption brute du sacré, celle que nous ne maîtrisons pas.
Il s’interrompit un instant, surpris par le cri d’un oiseau nocturne, sans doute un hibou. Puis il reprit :
Je vous envie, Uriel. Pas pour la douleur ni l’exil, non. Mais pour la liberté. Pour ce face-à-face que vous avez connu avec l’inconnu. Moi, je vis entouré de symboles, d’encens, de rituels. Je suis là, prisonnier de mes livres, de mes titres, de mes responsabilités.
Il baissa les yeux. Une honte ancienne lui brûlait la poitrine. Ce n’était pas la première fois qu’il ressentait cela. Mais jamais aussi clairement.
Et si j’avais tort ? Et si tout cela n’était qu’une grande mise en scène ? Je ne parle pas de Dieu. Je crois encore. Je crois… Mais je doute de notre Église, de ses structures, de ses hiérarchies. De notre incapacité à accueillir le mystère sans chercher à le disséquer…
Il releva les yeux vers Uriel, un éclat déterminé dans le regard.
Je vous parlais de l’Ordre Grégorien, Uriel. Je veux le raviver. Non pas pour le prestige. Je souhaite en faire un lieu de quête authentique, un lieu où l’on pourrait douter sans être exclu, où l’on pourrait chercher sans être accusé d’hérésie. Un sanctuaire pour les âmes blessées.
Le cardinal se leva et s’avança vers le foyer. S’emparant du tisonnier, il raviva les flammes. Lorsque le feu reprit de la vigueur et que la pièce retrouva un peu de lumière, Adelène se rassit, se tourna vers Uriel et lui tendit une main.
Reste avec moi. Pas seulement cette nuit. Reste quelque temps. Aide-moi à bâtir cela. Pas une Église nouvelle — Dieu nous en garde — mais une manière plus humble, plus humaine, de servir la Vérité.
Sans s’en rendre compte, le cardinal, qui avait toujours eu pour exigence de respecter le vouvoiement, venait de s’en affranchir. Non par irrévérence, mais parce que cela était sorti naturellement.
Je n’ai pas de plan, pas de certitude. Mais ce feu dans mon ventre, ce feu que j’avais cru éteint… il est là, à nouveau. Faible encore. Mais réel. Et tu en étais le tisonnier.
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Son Éminence Adelène de Kermabon - Cardinal de Saint Nicomaque de l'Esquilin - Archevêque de Bordeaux |
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uriel

Inscrit le: 31 Jan 2009 Messages: 3740
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Posté le: Dim Avr 20, 2025 12:52 pm Sujet du message: |
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Uriel avait toujours joué la carte de la transparence, avec laquelle il n'y avait pas d'équivoque ; ses voyages, ses rencontres l'avaient amené à aller beaucoup plus loin – au sens strict et également figuré du terme – et même si ses propos pouvaient parfois être dérangeants, voire bousculer, il n'hésitait pas à les évoquer, mais sans jamais l'intention de blesser, même si cela pouvait arriver.
Évidemment, il connaissait plus ou moins ses interlocuteurs et n'aurait bien sûr pas étalé cela en taverne où des conversations plus neutres avaient lieu.
Le feu lui-même était paisible, calme, diffusant sa douce chaleur dans cette pièce où il aurait fait si froid et humide sans cette constance fort agréable. Cette atmosphère feutrée, intime, amenait aux échanges plus personnels, aux confessions, presque. Dénué de jugement, il accueillit les paroles du jeune cardinal avec pragmatisme, mais celles-ci éveillèrent en lui ce qui pouvait s'approcher d'un regret… et si, à l'époque, il avait eu quelqu'un pour lui parler, pour lui expliquer – non pas pour le guider, mais simplement pour lui montrer qu’il existait d’autres chemins – sa vie eut sans doute été autre… mais il ne serait pas ici, en cet instant.
Profitant de la pénombre qui s'était installée, le voyageur n'avait plus besoin d'y voir correctement. Il se leva à son tour, retira ses bésicles qu'il déposa sur le bureau, se servit de l'eau et la but ; enfin, il revint s'installer dans le fauteuil, en position attentiste.
Il écouta attentivement le Cardinal, et à chaque fois que ses propos trouvaient écho dans ses propres conclusions, il hochait positivement la tête.
Oui… je vous rejoins parfaitement… votre Foi… s'en est trouvée canalisée dans des textes faits par les humains pour les humains, elle a presque été confisquée, distillée par une caste – celle des philosophes-rois – qui se l'est appropriée et qui a décidé des règles en les imposant parfois par la contrainte.
Il n'avait pas trop insisté sur le « votre », mais ainsi dit, il marquait sa distance avec elle ; il l'avait consciemment remise en cause et, s'il était persuadé de certains mystères et peut-être imaginait-il une Force Créatrice, il ne croyait plus réellement en Dieu. Comment un être aussi « parfait » n'avait-il pu se révéler qu'à une partie du Monde, condamnant de facto ainsi l'autre – et ils étaient légion – à l'obscurité ou à ce qui était appelé « enfer ». Comment un être aussi "juste" et omnipotent pouvait-il laisser arriver de telles atrocités ? Pour tester les humains, pour qu'ils se montrent dignes de Lui ?
Non ... Dieu ne jouait pas aux dés ...
Il reprit alors, dans une langue probablement inconnue de son interlocuteur : הבל־הבלים־הכל־הבל *, puis adaptant, dans un souffle : Vanitas vanitatum et omnia vanitas .
Le testament d'Aristote, Éminence... vous avez bien compris pourquoi il fait peur ...
Et ainsi, sous cette bannière du contrôle, le Sacré a perdu de sa candeur et pourtant – comme vous l'évoquez – on ne peut le nier lorsque l'on y est confronté… oui, on peut s'en détourner, crier au mensonge … mais il existe ...
Il haussa les épaules.
C'est ainsi, on ne peut se battre contre un édifice monolithique, seul le temps le peut… mais parfois une pierre se détache, puis une autre, elle est assemblée avec d'autres et forme quelque chose de nouveau, qui n'a certes pas vocation à remplacer l'édifice, mais qui, à force, servira d'abri à certains.
Si votre croyance est intacte, alors la question du « pourquoi croire » ne se pose pas, mais vient celle du « comment croire ».
Puis, il sourit tristement, tandis que de nombreuses images revenaient en sa mémoire, se superposaient sur les étagères de sa vie.
Ne m'enviez pas trop, Adelène, toute transformation s'effectue dans la douleur et, au plus elle est profonde, au plus elle fait mal.
Il reprit alors les mots de l'homme assis en face de lui :
Moi, je vivais entouré de symboles, d’encens, de rituels. J'étais là, prisonnier de mes livres, de mes titres, de mes responsabilités.
Et oui, je m'en suis libéré, mais cela a un prix, non négligeable… celui de la souffrance, la mienne – qui est mon affaire – mais aussi celle, plus discrète, plus imperceptible, des autres, celles et ceux que j'ai abandonnés lorsque je suis parti, et de ceux qui restent encore, et qui savent que je repartirai, un jour.
Car rien ne pouvait plus désormais le retenir.
Le ton changea alors, la voix du Recteur de l'Ordre Grégorien devint plus ferme, plus déterminée – une lueur d'espoir et de volonté transcendait sa propre obscurité… il restait des braises, il n'y avait qu'à souffler dessus pour les encourager à ce qu'elles deviennent à nouveau un feu, d'abord discret, puis chaleureux, puis peut-être, de joie.
Vous voulez créer un havre discret, somme toute, faisant partie du Monde, mais qui pourra servir d'étape, de lieu de passage ou encore de terre d'accueil… et comme vous le dites… un sanctuaire…
Uriel n'avait pas de projet dans l'immédiat et il trouva l'idée plus qu'intéressante ; le Réaumont réfléchit un instant… la prudence s'imposerait, car cela attirerait invariablement la jalousie ou le regard.
Lui, personnellement, ne craignait rien, il ne pouvait être dépossédé de rien qu'il n'eût déjà abandonné ; il avait davantage d'inquiétude pour les autres. Il constata qu'une barrière venait de s'effondrer, celle de la distance, et telle l'aurore d'une nouvelle relation, le tutoiement se révéla, éclairant ainsi une nouvelle voie. Considérant la main offerte, il tendit sa dextre pour que les deux se rencontrent, tandis que sa senestre vint couvrir celle du Cardinal.
Et s'il n'était ni fiévreux ni malade, les mains d'Uriel étaient chaudes, symbolisant un feu intérieur encore vif.
Il lui sourit.
Alea jacta est…
Je peux rester et j’accepte de vous aider, mais avant que vous ne preniez une décision finale, il est des choses que vous devrez savoir sur mon parcours…
Transparence totale, ni tabous, ni mensonges…
* : Havel havalim, hakhol havel / Vanitas vanitatum et omnia vanitas / Vanité des vanités et tout est vanité (Livre de l'Ecclésiaste) |
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Adelene Cardinal


Inscrit le: 08 Juil 2020 Messages: 2802 Localisation: Villa Catena
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Posté le: Mar Avr 29, 2025 3:38 pm Sujet du message: |
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Les derniers mots prononcés avaient été une lueur d'espoir et d'enchantement, aussitôt suivis d’un doute... Le Cardinal chercha quoi répondre. Mais la mise en garde avait un caractère plutôt inquiétant. Il décida de mettre les pieds dans le plat. À cette heure-ci, et en pareil endroit, nulle oreille malintentionnée ne pouvait venir perturber le secret de cet aveu à venir.
Uriel, si vous souhaitez soulager votre cœur et me confier ces mystères, soyez assuré qu’ils seront bien gardés, et que je me garderai bien d’énoncer quelque jugement que ce soit. En vérité, je ne crois pas qu’il y ait matière à être offusqué.
Disant cela, il conservait tout de même une part de crainte. Il se pencha machinalement vers Uriel, comme pour tendre l’oreille à un secret murmuré. Mais tout aussi machinalement, son regard alla se perdre dans un coin de la pièce, comme s’il s’agissait de ne pas froisser la pudeur qui s’imposait. _________________
Son Éminence Adelène de Kermabon - Cardinal de Saint Nicomaque de l'Esquilin - Archevêque de Bordeaux |
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uriel

Inscrit le: 31 Jan 2009 Messages: 3740
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Posté le: Mar Avr 29, 2025 9:54 pm Sujet du message: |
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Uriel appréciait la franchise, fût-elle parfois déconcertante, voire blessante — ce qui n'était bien évidemment pas le cas en ces lieux. Transparence, une foi encore.
De par notre discussion, vous avez été honnête avec moi, et je me dois de l'être avec vous. J'aurais pu simplement accepter votre offre et ne rien vous dire, mais ce n'est pas dans ma manière d'être ou de faire.
Il remarqua dans la pénombre que le Cardinal se penchait vers lui pour l'écouter discrètement, mais le vit détourner le regard pour ne pas forcer l’intimité. Ce petit détail était d’une justesse remarquable. À vrai dire, peu importait au Réaumont que quelqu'un l'entendît ; et à cette heure de la nuit, il y avait bien peu de chance pour qu'il restât encore une âme éveillée en ces lieux. Il entendit qu'Adelène le vouvoyait à nouveau, et cela le fit sourire.
Ce que je vais vous dire, ici, ce n'est pas une confession. C'est une vérité. Il n'y a nulle volonté de ma part d'alléger mon cœur... ou mon âme. Comprenez que je ne cherche aucune rédemption, aucun pardon... et... je n'en éprouve ni honte, ni remords. Cela ne me pèse pas ... et je ne crains nul jugement ... car je suis passé au-delà de cela. Mais ... mercè de votre sollicitude et proposition.
Cela fait partie de ma vie, désormais, et rien ni personne ne pourrait y changer quoi que ce soit.
Pragmatique, direct, imparable ; bien qu’il n’y eût aucune raison d’émettre un argument contraire.
Il faut savoir, Adelène, que je ne suis plus l'homme que j'étais il y a dix ans, lorsque j'ai remis mes charges et mes titres... J'ai connu l'abîme, le gouffre de la dépravation.
Certes, j'en suis sorti, mais pas indemne.
Lorsque j'ai quitté le monde connu, vers la fin de 1463, je suis parti en Orient ... en Extrême-Orient, sur les traces de Marco Polo.
Il lui raconta alors Constantinople, Trébizonde, les nombreuses caravanes marchandes, Ispahan, Samarcande, les déserts glacés, les journées interminables, les privations.
Ses cheminements, accompagnés ou en solitaire, le long des routes qui portaient et rapportaient des marchandises rares et chères, surtout de la soie...
Il lui parla des montagnes si hautes qu'on pouvait croire qu'elles touchaient le ciel, des vents qui auraient gelé un homme sur place s'il n'y était pas préparé ...
Au printemps 1465, après avoir franchi le Pamir, le Toit du Monde, je suis arrivé à Kashgar, la première grande cité du Kithaï*, après les montagnes.
Et là, j'ai rencontré une jeune cavalière mongole ... Naranjargal**. C'est un peu comme si ce que vous aviez cherché toute votre vie se trouvait simplement là, devant vous — d'une telle évidence que cela en paraîtrait presque ridicule.
C’était comme si deux pièces d’une sphère brisée se retrouvaient et s’emboîtaient parfaitement. Un objet ultime, sans aucun point d’accroche, sur lequel le temps glissait comme de l’eau sur le plumage d’un oiseau aquatique.
Il ne fallut pas longtemps pour qu’une alchimie subtile naquît entre nous, menant à l’union des corps ainsi qu’à celle des âmes. Chacun faisait écho à l’autre. Nous n’avions même plus besoin de parler pour nous comprendre, tout se faisait si naturellement. Un simple sourire, un geste tendre, un regard valaient tous les trésors du monde.
Ensemble, nous n'étions qu'une seule et unique entité.
Il lui conta la Steppe immense, les chevauchées sur des plaines infinies, les couchers de soleil d'une beauté incommensurable, les préparatifs du clan, les chants à la nuit tombée, les chasses pour la nourriture, l'élevage des chevaux, ainsi que tous ces moments parfois si simples en comparaison du tumulte des villes — et aussi toute la tendresse que l'Éclat de Soleil avait pour le Fils du Vent, comme si l’un sublimait l’autre, en permanence.
Pour la première et unique fois de ma vie, Adelène, j’avais trouvé ma place dans l’Harmonie du Monde.
Mes yeux ne regardaient plus l’horizon, je n’avais plus envie de partir ; je voulais rester là, à jamais, à ses côtés, jusqu’à la fin de mon existence, bercé par cet Amour inconditionnel et puissant, si improbable fût-il… à l’autre bout du monde ...
... je ... ne ... doutais ... plus ...
J’ai vécu dans la Steppe presque une année d’une intensité qui vaut bien une vie ...
Il lui expliqua alors l'accident, ce printemps 1466, la chute de cheval qui lui enleva l'Amour de sa vie. Et tandis que, dans l'obscurité, ses yeux se chargeaient de larmes, Uriel raconta au Cardinal sa souffrance infinie, comment son monde s'arrêta, son univers s'effondra — comme si les couleurs de sa vie se délavaient pour faire place à un monde en noir et blanc, baigné d’une pluie constante ... comme un être arraché à sa plénitude ...
Le Réaumont lui relata ensuite les chemins de sa perdition dans la douleur la plus aiguë, son arrivée à Shuntian Fu*** ... comment, pour tromper l'ennui de l'esprit et trouver des expédients, il avait commencé à jouer — et, grâce à sa chance insolente, comment il gagnait des sommes formidables et indécentes ; puis, pour trouver le sommeil, il consommait des quantités improbables d'alcool de riz, et comment, pour repeupler ses nuits de rêves et s’éloigner de la souffrance, il tomba dans la consommation d’opium. Enfin comment, pour sentir qu’il était encore vivant et réchauffer son corps glacé, il finissait la nuit en compagnie de concubines afin de trouver l'oubli en pratiquant tous les plaisirs interdits ...
Et le lendemain était pareil... et la semaine... et le mois qui suivait.
Tout cela dura ... je ne sais plus ... plus d'une année.
J'étais un fantôme ... ils me craignaient autant qu'ils me révéraient ... certains me disaient maudit, d'autres béni des dieux.
Et pourtant, je gagnais encore et toujours.
Et surtout... je survivais, malgré cette recherche incessante de la mort.
Il lui expliqua qu’un jour, deux moines, après l'avoir longuement observé, l’avaient abordé et invité à les suivre au Pays de Bod****. Qu’avait-il à perdre de plus ? Rien ...
Et ainsi commença le sevrage, le manque, l'absence retrouvée...
J’ai ensuite passé beaucoup de temps à méditer dans les montagnes, à apprendre à endiguer la souffrance et à comprendre l’impermanence et la vacuité de l’existence...
J’y ai gagné ce que j’interprète être la liberté. Ma liberté.
En l’état, hormis la vie, je ne possède plus rien qui ne puisse m’être enlevé. Je ne cherche, ni ne veux aucun titre, charge ou dignité.
Je vis dans le vent et le silence. Je traverse les terres sans jamais les réclamer. J’offre ma présence, mon temps, mon amitié — et je n’attends rien en retour. Ce n’est pas désinvolture, mais une fidélité à ce que je suis devenu.
Le sol que je foule ne m’appartient jamais. Ce que je donne, je le donne sans nom, sans dette. Mon passage ne laisse de trace que chez ceux qui veulent encore écouter le chant du vent.
De par cette liberté, je ne peux, ni ne veux plus prononcer aucun serment, vœu ou allégeance.
Et cette flamme qui était presque éteinte en moi est redevenue vive et inextinguible...
Uriel tendit la main au Cardinal dans un geste presque solennel, afin de l'inviter à la prendre. Elle était très chaude, plus qu'elle n'aurait dû l'être, comme si ce feu intérieur irradiait dans tout son être — ce qui expliquait sans doute la raison pour laquelle, plus tôt dans le jardin du cloître, il s'était séparé de sa cape pour la remettre au religieux.
Il était temps qu’il conclue ... sa main gauche vint se poser sur celle de l'homme qu'il avait en face de lui et tout en imprimant une légère pression, il termina, d'un ton sincère et bienveillant :
Voilà ce que je voulais vous dire, mon ami, avant que vous ne preniez une décision...
Si — fort de cette connaissance — vous souhaitez toujours mon aide, je vous la donnerai, je l'ai dit, sans rien attendre en retour, pour l’édification et la compassion du plus grand nombre.
Si vous ne l'acceptez pas, je le comprendrai, et partirai sans rancœur, sans rancune, ni amertume.
Il termina son monologue de manière posée, sans attente particulière, sans stress visible. Il n’éprouvait aucune anxiété quant à la réponse qui lui serait fournie. Adelène lui avait mentionné qu’il n’y aurait pas matière à être offusqué… mais avec tout ce qu’il avait révélé, peut-être que si, après tout.
Il était allé si loin sur les sentiers de la perdition et de la dépravation que ses anciens serments, consumés par les fièvres du voyage et les flammes de l’excès, n’étaient plus que cendres légères. Le vent des grands déserts les avait emportées, éparpillées aux quatre coins du monde, comme un encens brûlé jusqu’au dernier souffle.
Le voyageur avait bien conscience que ce qu’il avait confié au Cardinal pouvait bouleverser ses projets. S’il s’était adressé à l’ancien prélat, tout était probablement compromis — Uriel estimait n’avoir plus aucun « mandat » pour exercer des fonctions publiques ou célébrer des sacrements.
Mais s’il avait trouvé en lui le sage, l’homme d’expérience et de connaissance des âmes humaines… alors, peut-être, une autre voie s’ouvrait.
* Kithaï = la Chine du Nord ; ** Naranjargal = prénom mongol, féminin, signifiant "éclat de soleil"" ; *** Shuntian Fu = Beijing/Pékin ; **** Pays de Bod = Tibet |
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Adelene Cardinal


Inscrit le: 08 Juil 2020 Messages: 2802 Localisation: Villa Catena
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Posté le: Dim Mai 04, 2025 1:19 am Sujet du message: |
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Il avait commencé par dire qu’il ne s’agissait pas d’un aveu, ni d’une confession. Mais cela y ressemblait en tout point… Le Cardinal était resté immobile, bien que cela lui coûtât de plus en plus. Il faillit se lever et demander qu’Uriel mette fin au récit, une fois, peut-être deux. Mais pas pour les raisons qu’on aurait imaginées.
La première fois, ce fut lorsque Uriel parla de l’amour qu’il avait trouvé, un amour affranchi des dogmes, venu toucher en l’homme l’exact lieu du cœur. Il aurait pu l’interrompre à cet instant pour lui dire :
« Ô combien je comprends ce sentiment et cette passion que vous évoquez… Je les vis aussi, dans le péché peut-être, mais avec la même irréductible ferveur. »
La seconde fois, ce fut à l’évocation de cet accident terrible. Le Cardinal n’aurait rien su dire, mais l’idée même était insupportable. Perdre l’être aimé, surtout celui qu’on ne peut aimer au grand jour, que la loi réduit au silence... Perdre l’amour sans même avoir le droit de pleurer, ni d’afficher son deuil… C’était une épreuve qui le terrifiait et contre laquelle il priait chaque soir.
Le reste du récit fut épique, rocambolesque. Sans la gravité de la première partie, il aurait suscité bien des questions chez le Cardinal. Celui-ci n’avait guère d’inclination pour les excès, ayant vu leur ravage sur un père brisé par le chagrin, la colère et l’alcool. Mais ici, il s’agissait d’autre chose. On était loin des vins d’Artois et des bières flamandes… La curiosité d’Adelène, pourtant légendaire, n’osa pas franchir le seuil du chagrin.
Lorsque Uriel se tut, un long silence s’installa. Il peinait à étouffer un sanglot accroché à sa gorge, comme un hameçon planté dans la chair. Finalement, il trouva les mots.
Vous témoignez d’une harmonie trouvée, et d’une liberté acquise, non sans déchirements. Je ne suis pas juge, Uriel. Ce soir, je suis votre ami, à défaut de pouvoir être votre complice. Car cette liberté, je la désire de toutes mes prières. Il ne se passe pas un jour sans que je n’espère entrevoir la voie. Et cette voie, justement, vous venez de m’en esquisser les contours.
Ses pensées se heurtaient aux mots, et les mots se perdaient dans sa gorge.
J’ai, moi aussi, trouvé une forme d’harmonie.
Bien sûr, il pensait à "elle". Celle dont il tairait toujours le nom.
Mais je n’ai pas trouvé ma liberté. Pourtant, je suis convaincu que les Saintes Écritures ne sont pas des chaînes. Je veux m’en convaincre.
Il était confus. Et la nuit ne faisait qu’amplifier ses émotions. Alors, d’un ton plus grave il poursuivit :
Je ne vous demanderai rien, Uriel. Aucun serment, aucune promesse. Je ne veux rien d’autre que ce que vous serez prêt à offrir. Et en retour, je ne vous promets rien, sinon cette main que je vous tends. Ce soir, elle n’est pas celle d’un clerc. Elle est seulement celle d’un homme, jadis confronté au néant obscur, et aujourd’hui prêt à offrir sa chance à la lumière, même infime. Vous avez renoncé à vos voeux, et vous en avez formulé de bien plus pieux. Servir la vérité et la justice. Car ce n'est pas en menteur et en fourbe que vous êtes venu me voir et que vous vous adressez à moi.
Vous êtes un étranger en ce monde Uriel... Permettez-moi d'entreprendre ce périlleux voyage à vos côtés.
Il se dressa en suivant pour se diriger vers la cheminée. Si son invité avait le sang chaud, Adelène était glacé jusqu’à l’os.
La vérité est un temple bien supérieur à tous ceux que le génie humain a su édifier. Il ne suffira pas d’un architecte pour concevoir ce projet. Quant aux ouvriers, il en faudra des légions…
Ce qui aurait pu être un accablement était en réalité d’une détermination sans faille. Le regard du cardinal était d’un coup devenu celui d’un général en campagne. Il fixait les flammes et les braises, et soudainement il voyait loin, très loin. Il voyait des futurs enchantés, des entraves brisées et des esprits libres.
Puis il se tourna vers Uriel d’un geste sec.
Acceptez-vous d’être mon compagnon dans cette embardée ? C’est un défi, j’en conviens, mais un défi qui a trop longtemps attendu ! Je ne vous demande ni serment, ni vœu, ni promesse ; seulement la garantie que vous demeurerez intègre, et fidèle à tout ce que vous venez de me confier. _________________
Son Éminence Adelène de Kermabon - Cardinal de Saint Nicomaque de l'Esquilin - Archevêque de Bordeaux |
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uriel

Inscrit le: 31 Jan 2009 Messages: 3740
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Posté le: Dim Mai 04, 2025 9:55 am Sujet du message: |
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Dans la pénombre, absorbé par son récit, le Réaumont n'aurait pu percevoir ces changements presque imperceptibles dans l'attitude du cardinal ; d'autant plus qu'il avait laissé ses bésicles sur le bureau. En vérité, il ne distinguait plus que des formes et il n'avait pas l'expérience ni la pratique pour pouvoir lire l'âme, comme l'avait Maître Gendun, qu'il avait eu l'immense joie et le bonheur de rencontrer une fois, au monastère de Tashilhunpo à Sambrubtsé au Pays de Bod. Une rencontre qui ne pouvait laisser personne indifférent.
Ainsi, il s'était livré - mis à nu - et savait parfaitement bien ce que cela impliquait de se dévoiler, de baisser le bouclier et d'offrir ainsi un endroit où l'on pouvait frapper. Il ne le faisait pas avec n'importe qui, seulement avec les personnes qu'il estimait de confiance : c'était un risque maîtrisé. Et comme il l'avait mentionné à Adelène, il ne possédait rien que l'on put lui arracher. C'était déjà fait et il avait conscience que dans cette vie, du moins, rien de pire ne pourrait lui arriver que ce qu'il avait vécu et qui mit un terme à son temps dans la Steppe.
Avec retenue, le religieux ne lui posa aucune question sur sa vie à Shuntian Fu ; certes, il lui aurait répondu, peut-être imprécisément eu égard aux souvenirs parfois flous, occultés par les vapeurs de l'alcool et les fumées de l'opium. Une fois encore, sa chance insensée l'avait sauvé ... des centaines de fois, il aurait pu en prendre trop ou encore en tomber sur une drogue frelatée.
Le silence s'installa, il dura longtemps et en même temps, ce laps de temps n'était rien à l’échelle d’une vie. Uriel laissa l'homme s'imprégner de ses propos, car il fallait bien ces instants pour tenter de s'imaginer quelle douleur pouvait ressentir un être humain pour chercher la mort sans se la donner et ainsi se perdre dans une dépravation quasi totale.
A son tour, il le laissa s'exprimer sans l'interrompre ; il était difficile de trouver des mots à mettre sur le trouble que ces révélations pouvaient engendrer.
Mercè, Adelène, sincèrement. Je suis heureux pour vous que vous ayez trouvé une forme d'harmonie, un oeil dans la tempête qui ravage parfois l'existence.
Sachez que la croyance en Dieu n'est pas forcément incompatible avec la Voie que je suis ... je vous montrerai les chemins, je vous dirai vers où ils mènent, et vous serez libre de les emprunter - il n'y aura aucunement dans mes intentions une volonté de vous obliger à marcher.
Si vous trébuchez, car il y aura forcément des écueils, je vous tendrai la main pour vous relever et il vous sera toujours loisible de faire marche arrière, même si l'on emprunte jamais deux fois le même chemin ...
Pensée philosophique, s'il en était. De fait, avec l'expérience, le temps, la vision était différente et - en général - on abordait les choses différemment.
La liberté, elle, est plus loin, pas inaccessible ... il y a du chemin à parcourir, des choix à poser et des renoncements à faire ...
Il lui avait déjà exprimé les siens, qui étaient un peu à l'extrême : ne pas de focaliser sur la réussite d'un souhait, ne rien posséder, ne rien attendre. Il fallait aussi pouvoir refuser certains cadeaux, même de la part d'amis, ce qui était très complexe. Un ami très cher avait voulu lui offrir un fief, récemment, Uriel avait décliné.
Mais si la vôtre est d'y arriver en tenant compte des saintes écritures, alors, nous explorerons cette piste ensemble.
Ca tombe bien, je les connais ... un peu ...
Passant de la gravité à l'humour léger, Uriel ne se moquait pas bien sûr, car avouer tout cela ne devait guère être simple.
Le voyageur accueillit l'observation du Cardinal comme une opportunité et entendit bien qu'il avait également souffert, comme beaucoup, et qu'il était assez lucide pour tenter de trouver une lumière sans se laisser envahir par les ténèbres.
A la mention d'étranger, il ne trouva rien à redire : c'était parfaitement vrai. S'il comprenait le Monde, il voyait des futilités dans bien des choses, et bien qu'il ne les jugeait pas, il savait qu’on n’atteignait rien par la quête de pouvoir.
Un jour peut-être, sur la route, il lui en parlerait, s'il le souhaitait. Il libéra alors le Recteur de ses mains, tandis qu'il allait chercher la chaleur là où, physiquement, elle était.
Vous êtes gelé ...
Il se leva et ouvrant sa veste, cette fois, l'enleva - ne laissant que sa chemise ; il la posa délicatement sur les épaules de l'homme frissonnant ; la chaleur contenue dans le vêtement pourrait sans doute le réchauffer, ... un peu ... pour un temps.
Le ton changea, soudainement, sursaut d'une énergie retrouvée, d'une flamme allumée ... il était temps de souffler sur les braises.
Ce qu'il lui proposa lui convenait, même s'il ignorait la nature exacte de la destination ; la vie elle-même était comme cela, on sait toujours d'où l'on part, ce qui est derrière soi et si on a une idée de vers où on va, on ne sait pas si le chemin sera paisible ou semé d'embuches.
Dans ces conditions - ou plutôt en l'absence de toute condition - nous ferons route ensemble, nous marcherons un temps côte à côte sur un même chemin : je serai votre compagnon de route.
De garantie sur son intégrité et sa fidélité, il n'en donna pas, car c'était simplement dans sa nature profonde de respecter ses engagements ... |
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