L'Eglise Aristotelicienne Romaine The Roman and Aristotelic Church

[Else]

- R'monte donc la route d'Arras, béguéta le paysan de sa voix tourbée, aux voyelles ouvertes comme un pot de miel dégoulinant dans son gosier. C'était quelque part au sud de Lens, par une après-midi argentine de janvier, sur une route de campagne bordant une fermette esseulée. Le propriétaire des lieux, poussé dehors – était-ce par les récriminations d'une épouse un peu trop envahissante ? par une solitude impérieuse ? – avait vu arriver par devers lui cette voyageuse solitaire, au pas sûr, un peu boitillante peut-être, vêtue comme étaient les femmes sensées, à son avis, à savoir : les pans de sa jupe coincés à la ceinture pour ne point gêner la marche, une cape de bonne laine sur les épaules, et des braies de même pour protéger ses jambes des frimas. Sur sa poitrine, le médaillon d'azur du baptême eût achevé de le rassurer, si les manières respectueuses et les quelques cheveux blancs de l'inconnue n'y suffisaient pas.

L'homme sourit. Il se réjouissait fort de recevoir compagnie en cette saison où les relations de bon voisinage se distendaient... sans toutefois se trouver envahi par les hordes de soudards qui ralliaient les Flandres en ces temps troublés. (En vérité, de soldat, il n'avait pas croisé la queue d'un ; tout juste en avait-ils aperçu, depuis la fenêtre de sa petite chaumière, avant de se terrer derrière ses volets par peur des pillages. Avec les armées, même amies, savait-on jamais.) Trop heureux, donc, de cette visite aussi impromptue que bénigne, il étoffa sa réponse.

- I s'trouve la-bas d'bonnes gens, par quoi j'veuye dire : d'bons aristotéliciens. I r'tapent l'abbaye d'S'clin. D'sacré boulot, que j'diye, l'Seigneur pardonne. I t'donn'ront gîte et couvert, pour sûr.
- Grand merci, le père. Dites-moi... Parmi les moines, savez-vous s'il se trouve un Étienne ?
- Ah ça... J'saye point. J'y connais pas les noms. Eul'père abbé, si, j'y connais... C't'un nom bizarre, pas d'cheu nous... Mais un nom d'bon homme, de vrai ! C'est Monbon-qu'euqu'chose. C'est ben la preuve ! Mais c'pas un Étienne, sûr.

La femme remercia sobrement ; mais le paysan était lancé. Il se lança dans un interminable monologue sur la saison, les bons moines de Seclun, ses récoltes, les temps – qu'était ben misérables – et les gens – qui ne l'étaient pas moins.





Un godet de gnôle, un bon zeste de patience et quelques lieues de chemin plus tard, Kermorial parvint en vue de l'abbaye alors que la lumière du soleil commençait de décliner. La rencontre avec le vieux n'avait pas longtemps détourné ses pensées du mystère qui les occupait. Des quelques âmes qu'elle avait pu croiser en retraversant l'Artois, puis en passant la frontière des Flandres, personne ne connaissait aucun père Étienne, ni qui que ce fût qui corresponde au signalement du drôle d'homme qui l'avait détournée de sa route.

À hauteur de la lourde porte, elle actionna la cloche et attendit, mains croisées sur la tête du cheval ruant qui ornait le pommeau de sa canne.
Un temps.
Long temps.
Si long qu'une autre aurait pu penser que nul ne viendrait ; mais Kermorial ne manquait pas de patience. Elle se perdait en elle-même et en conjectures, quand un pas traînant, presque : glissant, lui parvint depuis l'autre côté du mur. La serrure cliqueta, et le battant s'étira comme un vieux chat, sur la silhouette ratatinée d'un moine non moins vieux.

- Bonsoir, mon frère. Je vous demande le gîte pour une voyageuse qui marche vers Bruges, rejoindre ceux qu'on a envoyé défendre les Flandres.

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[Adelene]

Le temps était encore à l'hiver, mais celui-ci montrait ses premiers signes de faiblesse. Dans le ciel, on entendait déjà les grands oiseaux criards qui passent deux fois l’an : à la fin de l'automne, vers le Sud, et désormais, à l'hiver mourant, vers le Nord. C’est en les observant, un peu songeur, que le Cardinal agitait mécaniquement les longes pour donner la direction au cheval qui tirait sa charrette. Il revenait du village le plus proche, où il avait échangé une caisse de choux de l'abbaye contre six boisseaux de farine, qu'il rapportait pour s'assurer que les habitants de l'abbaye ne manqueraient pas de pain pour les deux prochaines semaines.

L'attelage avançait à petits pas sur les chemins caillouteux, et ce rythme convenait bien au Cardinal qui aimait se perdre dans ses pensées, et surtout dans le silence. Mais ayant à présent Seclin en vue, il aperçut une visite, et une personne, visiblement seule, qui attendait à la porte. Bien qu'il sache l'abbaye sous bonne garde, il ressentait toujours ce sentiment de paternité qui le poussait à vouloir accueillir lui-même les visiteurs. Il donna quelques coups cinglants à l'animal pour qu'il accélère son pas, et c'est très modestement que celui-ci s'engagea dans un demi-trot, faisant craquer la charrette et rebondir le Cardinal sur son siège fait de bric et de broc.

Lorsqu'il arriva à la porte, le frère Escabèche avait déjà ouvert et accueillait ce visiteur, qui s'avéra être une visiteuse. Adelène ne perçut pas les premiers échanges, mais il s'approcha rapidement, en descendant sportivement de la charrette, puis se dirigea vers la porte en ôtant son chapeau.

Bien le bonjour à vous, chère visiteuse !

Alors qu'il s'approchait pour se planter devant elle, il tendit un sac au frère Escabèche et lui jeta un rapide coup d'œil.

Soyez gentil, frère, allez me ranger cela, rentrez la charrette, videz la farine et donnez sa ration au canasson. C'est une brave bête, même si je pense que l’on s'est fait avoir par le vendeur sur son âge. M'est avis qu'elle ne tiendra pas jusqu’à l'été...

Puis il se tourna à nouveau vers l'arrivante.

Soyez la bienvenue à Seclin. Je suis le Père Abbé supérieur, Adelène de Kermabon. Puis-je vous être agréable d’une quelconque manière ?

Son visage et son ton attendaient une réponse, mais déjà son corps impulsait un mouvement vers l'intérieur de l'abbaye.
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Son Éminence Adelène de Kermabon - Cardinal de Saint Nicomaque de l'Esquilin - Archevêque de Bordeaux

[Else]

Kermorial entendit à peine la réponse du frère portier, couverte par les cahots de la charrette. Elle pivota, et salua d'un signe de tête un homme aussi sémillant que sa bête de trait semblait ralentie. Oh, de trois fois rien. Une vague lenteur dans le pied, une lourdeur diffuse à travers le corps. Maître Canasson goûtait peu les sprints de dernière ligne droite – comme le confirma à mi-mots son conducteur au frère portier, avant de revenir à elle.
Les consonnances bretonnes du nom titillèrent un début de sourire au coin de ses lèvres.

- Élisabeth Kermorial. Je vous remercie, monsieur l'abbé. S'il est possible, je sollicite de votre part l'autorisation de faire halte dans vos murs, pour la nuit.

L'abbé n'ayant pas attendu sa requête, Élisabeth se joignit à l'élan qui l'entraînait au-delà du seuil, calquant son pas sur le sien. La cour de l'abbaye était vaste, propre, indubitablement neuve – tout le contraire des arches croulantes auxquelles sa récente retraite l'avait habituée ; pourtant, l'ouvrage exsudait déjà une sérénité tranquille. Ces pierres entendaient rester encore long où on les avait posées ; et tout était bien ainsi.
Ayant dressé ce constat, Kermorial reprit, en manière d'explication :

- Je fais route vers Bruges, sur les traces de l'armée du Limousin et de la Marche. Une mésaventure m'en a séparée, et je viens seulement de traverser l'Artois pour l'y rejoindre.

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[Adelene]

Kermorial... Le nom tourna plusieurs fois dans l'esprit du Cardinal, mais il ne parvint pas à y associer un souvenir précis. Pourtant ce patronyme évoquait indéniablement la Bretagne. Un nom qui résonnait comme une promesse d’embruns et de terre battue par les vents.

Entrez donc... Cette maison est ouverte et nous serons ravis de vous y accueillir, pour autant de nuits que vous le souhaitez.

Tandis qu'il écoutait les motifs de voyage de l’arrivante, il s'approcha du lavabo, un geste d’habitude, et y plongea ses mains. Il les frotta vigoureusement sous l’eau claire, sentant les traces de la poussière du chemin s’évanouir. Puis, avec une précision mesurée, il tira d’un pli de son vêtement un mouchoir de soie, qu’il trempa partiellement dans l’eau, avant de s’essuyer délicatement le visage, ses traits marqués par le voyage retrouvant sa fraîcheur.

L'installation du lavabo était d’une modernité impressionnante. Le système de pompage, d’une finesse technique remarquable, avait été conçu par un ingénieur italien que le Cardinal avait rencontré à Rome. Il assurait une arrivée constante d'eau pure. Un clapet mécanique ingénieux permettait de moduler le débit, l'eau étant stockée dans une citerne habilement dissimulée derrière une paroi de pierres taillées, ornée de scènes liturgiques, dont celle du baptême du centurion. Le Cardinal ne cachait pas sa fierté pour cette innovation. Il pensait même à faire venir d'Italie un dispositif dont on lui avait parlé — un mécanisme à ressorts créant un jet de vent puissant et concentré, idéal pour se sécher les mains après une toilette rapide. Il songeait avec enthousiasme aux possibilités de ce nouvel appareil.

Bruges, vous dites ? Ah, mais vous êtes à peine à quelques lieues. Je croyais que les tensions militaires n’étaient plus qu’un lointain souvenir, et que toutes les armées venues en renfort s’étaient dispersées…

Sans attendre de réponse, il poursuivit sur un autre ton, son attention déjà ailleurs, en quête de convenances plus immédiates.

Pardonnez mon manque de tact. Ne souhaiteriez-vous pas quelque chose à boire, ou peut-être un peu de réconfort à manger ? La traversée de l'Artois n’est jamais aisée — tellement ennuyeuse —, et vous devez être épuisée. Un repas et un verre de vin permettront, je l'espère, de rendre la conversation plus agréable et de vous reposer dans un confort bien mérité.

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Son Éminence Adelène de Kermabon - Cardinal de Saint Nicomaque de l'Esquilin - Archevêque de Bordeaux